Modernité vs Modernisme, quelle Culture alternative de l’Europe et où ?
« Unautremondeestpossible »estlesloganduForumsocialmondialàPortoAllègre,undescentresmajeursglobauxcommunicationneletdecoordinationdelaculturealternativeduXXIesiècle1.IgnacioRamonet a choisi unversdupoète-surréalistePaulEluard comme mot d’ordredumouvementdelamondialisationalternative :« Ilyaunautremonde,maisilestdanscelui-ci ». Cesloganpoétiquesurréel,destinéàproposerunealternative,n’estpasprovisoire ;ilvéhiculequelquesmessages-clés,caractérisantl’alternativeculturelledelaModernitéeuropéenne.
Il présente d’abord la culture alternative non comme une utopie, située dans le passé, dans un « Age d’or » lointain et incertain car probablement n’ayant jamais existé, ou bien dans un projet d’avenir inspiré des « lendemains qui chantent ». Il la pense, en revanche, comme une réalité vive, qui se trouve ici et qui existe maintenant, non seulement comme possibilité mais aussi comme constat patent de l’existence d’un autre monde de la Modernité globale, situé dans notre espace et dans notre temps. En ce sens, la culture alternative n’est pas utopia (un non-lieu), elle ne se trouve pas en dehors du monde réel, mais dedans, dans celui-ci. Elle n’est non plus un topos, mais plusieurs temps-lieux, des chronotopos. Elle englobe une multitude de cultures alternatives diverses dans la culture-monde dominée par le statu quo totalisant, globalisateur et uniformisant, de l’Occident technocrate.
Lesecondmessage-clévéhiculéparlesloganaltermondialiste,affirmequelaculturealternativedelaModernitéeuropéennen’estpasnéeaujourd’hui,nimêmehier ;elletémoignepériodiquementdesaprésenceettendàs’émanciper,aumoinsdepuis1968,maissesracinessontbeaucoupplusprofondes.L’œuvredugroupedessurréalistes, unsurgissementdeculturealternativeenEuropeentrelesdeuxguerresmondiales,aétécaractériséeparJacquesDerridacommelapremièreformedeculturepost-moderneoupost-industrielle.Orselonl’expost-modernismeGillesLipovetsky,lepréfixe« post »dansceconceptn’estnibienargumenté,niadéquat2.D’abordcarilestfortimprobablequelamodernitéindustrielleprennesafin(setermine)aveclafinduXXesiècle ;aucontraire,elleacquiertdesdimensionsglobalesettriomphales.Ensuite,cariln’estpasvraiquelegroupedessurréalistessoitpost-moderne ;ilfaitplutôtpartiedumouvementculturel,appelé « modernisme », avant-gardedelaModernitémême.Etenfin,ilestinconcevablequecegrouped’artistes,penseurs,hommesdeslettresetpersonnalitéspubliques,émergedunéant-avantluiilexistetouteunepléiadedeprécurseursetd’inspirateursannoncésparlessurréalistesdansleursmanifestes,etdansleursœuvres, desreprésentantsdesLumièrestelsle « terrible »marquisdeSadeetHegel,poètesmauditstelsRimbaudetLautréamont,philosophes-praticienstelsNietzcheetMarx,FreudetBergson,physiciensetmathématicienstelsEisensteinetHeisenberg,sansoublierlescontemporainsetlesprédécesseursimmédiats, maîtresetinspirateurstels que PabloPicassoetleparraindumouvementGuillaumeApollinaire,inventeurdelanotionde « surréalité »3.
Dans son tableau La rencontre des amis, le peintre Max Ernst rajoute Dostoïevski et Rafael au groupe des surréalistes4. Parmi tous ces précurseurs, étalons de la culture alternative du XXe siècle, il ne faut pas oublier à ajouter quelques-uns des symboles archétypiques da la culture européenne, jouissant d’une autorité particulière au sein du groupe, Dante, Goya, Velasquez, la figure monolithique de Victor Hugo, avec qui commence le roman d’André Breton Nadja5. Hugo lui-même, nomme un des inspirateurs reconnus du surréalisme, Arthur Rimbaud, « Shakespeare enfant ». Rimbaud, de sa part, ironique et sarcastique envers presque tout, affirme que Les Misérables de Hugo n’est pas un roman mais un « poème ». Celui-ci dans sa jeunesse s’inspire de l’œuvre et des idées des romantiques allemands, organisant, par exemple, des lectures publiques des œuvres d’Ernst Theodor Amadeus Hoffman.
Nous avons hérité du romantisme une multitude d’images symbolisant les deux visages de la Modernité : d’une part, « le visage de la guerre », du militarisme et de l’hégémonie liés à l’industrialisme capitaliste technocrate, et, d’autre part, celui, incarné dans l’image du « petit homme », le visage des Lumières, de l’amour pour la liberté et la personnalité humaine, qui affranchit l’imagination et l’esprit créateur, celui de l’impératif catégorique, fondement de la révolte morale d’un Être qui s’est engagé dans la voie de l’émancipation. Chez Hoffman, ces deux visages de la Modernité sont incarnés dans les personnages de Zaches, dit Zinnober et du pauvre étudiant Baltazar. Dans le chef-d’œuvre Das kalte Herz (Le cœur en pierre) de Wilhelm Hauff, on découvre la même opposition archétypique, symbolisée cette fois-ci par Michel Le Hollandais et le charbonnier Peter. Chez Robert Luis Stevenson, ils apparaissent comme le Janus bifrons, réunissant les personnages du Docteur Jekyll et Mister Hyde, alors que dans l’œuvre de Mary Shelley, cette opposition se traduit dans l’aspiration destructrice vers l’immortalité du docteur Frankenstein et le destin tragique de sa fiancée.
Comme le Romantisme et les Lumières sont consubstantiels et congénères – ils ne sont pas délimités, et souvent fusionnent – il convient à rajouter ici encore quelques personnages, symboles-archétypes, preuves de la coexistence des deux Modernités européennes : MéphistophélèsetFaust de Johann Wolfgang von Goethe (undesinspirateurspeunombreuxdeSigmund Freud, avec Shakespeare, Léonard de Vinci et Platon), еt Gulliver et les Lilliputiens de Jonathan Swift.
Or, une des images-symboles les plus élaborés de la Modernité, jouissant jusqu’à nos jours d’un prestige incontestable, est le roman-poème Les Misérables de Victor Hugo. Les personnages d’Enjolras, de Marius, du père Mabeuf et de Gavroche n’ont perdu en rien leur actualité ; en effet ils retrouvent leur statut de personnages-repères pour les sociétés à l’aube d’un XXIe siècle, hypermoderne et globalisé. Malheureusement, ce constat est valable non seulement pour les incarnations de la souffrance comme Fantine et Causette, mais aussi pour les celles de la pusillanimité criminelle telles que les époux Thénardier. Les Misérables nous ont légué en outre un des visages les plus exacts de cette Modernité double et dédoublée, exprimé par l’opposition archétypale entre le statu quo du militarisme, la domination, la bureaucratie et la soumission (l’inspecteur Javert), et le « le petit homme »6, avec son amour et sa compassion pour autrui, obligé par le système à vivre sous un double visage et à s’y inscrire en faisant recours au mensonge (Jean Valjean). L’inspecteur Javert et le prototype même du statu quo, alors que Valjean est la figure-type de la culture moderne alternative, celle de l’émancipation de l’Homme et de l’altruisme, non reconnue, voire méconnue par la culture dominante. Cette culture non officialisée est invisible, elle existe en cachette, à la limite ou hors la loi et les normes du statu quo. Les mots clés qui caractérisent cette culture alternative moderne sont liberté, imagination, réalisation (personnelle) par la création, quête d’une personnalité unique, invention, dignité, justice, révolte, amour fou, altruisme et humanisme (amour d’autrui), compassion, conscience, Lumières (éveil de l’esprit), diversité, durabilité, qualité de vie, spiritualité, intérêt prononcé pour l’âme (animus et anima), et, pour paraphraser Emmanuel Kant : impératif moral absolu, inconditionnel et respect pour le sublime et l’inconnaissable.
Cette culture alternative est « non moderne », antimoderne ou post-moderne, elle représente un autre paradigme de Modernité, née en même temps que la Modernité officielle. Elle émerge non pas dans les luttes pour hégémonie mondiale et monopolisation du vivant, au sein de guerres inhumaines, de spéculations financières, de production en chaîne, d’intrigues politiques et d’appareils bureaucratiques hiérarchisés et centralisés, mais au sein des mouvements culturels (civilisationnels) de la Renaissance et des Lumières, et de leurs héritiers, donc de l’humanisme « à l’européenne » et notamment de l’humanisme paradoxal (surréel) incarné par Bakounine et Hugo, Tolstoï et Dostoïevski, Rider Hagard et Jules Verne, John R. R. Tolkien et Herbert Wells, Freud et Jung, Camus, Breton et Lacan, Chaplin et Bunuel, Vladimir Vysotsky, Jacques Brel et John Lennon, Tarkowsky et les Pink Floyd, les philosophes de l’École de Francfort et les mouvements féminins, pacifistes, écologistes et altermondialistes.
Les Autres Europes
Dès son naissance donc la Modernité européenne se divise en deux modernités, deux paradigmes, deux mondes différents. Deux cultures parallèles qu’on pourrait nommer technocrate et humaniste, orientées par deux principes : le principe de la Domination super centralisée, de la paranoïa et de la phobie, et le principe de la philia, anthropophilie, altruisme et ses dérivés, amour pour la patrie, amour pour la vie, amour pour la nature (naturophilie), amour pour la connaissance, amour pour la sagesse (philosophie), amour pour les Lumières, et toute autre forme de philie, une approche d’amateur, approche d’amour, au monde que nous habitons. La culture alternative est une culture d’amateurs et pour animateurs.
Or conformément à ces deux modèles opposés de valeurs, il existe aussi au moins deux « civilisations européennes » qu’on peut appeler « technocrate » еt « humaniste », obsessionnelle (fermée, orientée vers soi-même) et philistique (ouverte, orienté vers le dehors, vers autrui). La première Europe est celle de la domination, des empires-nations et des guerres entre les nations, du positivisme amoral et de la bureaucratie d’État, de la mécanisation et de la manie pour le grand, de la simplification élémentaire, de l’exploitation d’autrui, condition primaire et architecte du colonialisme, du génocide et des deux guerres mondiales. La seconde Europe est celle de la Renaissance et des Lumières, c’est « l’Autre modernité » de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, de l’éducation et de l’instruction, de l’intelligence et de l’esprit, de la solidarité et de l’équité, de la démocratie et des solutions paisibles des conflits, de l’État de droit et de la responsabilité sociale, de la raison non instrumentale, de la liberté individuelle et des droits de l’Homme et du citoyen. Cette Europe est la patrie d’une culture riche, constituée de valeurs complexes et humanistes qui attirent même des non européens à devenir européens et à faire siens ses valeurs. Hans Küng définit cette culture de l’humanisme européen comme un nouvel avatar au sien des différents et multiples paradigmes du christianisme7. C’est cette « nouvelle Europe », l’Europe comme valeur suprême que nous nous admirions, nous autres Européens du côté oriental du Rideau de fer durant un demi-siècle de confrontation. C’est à elle que nous désirions faire part (à laquelle nous voulions adhérer), car c’était elle qui pourrait garantir « la vie bonne » des hommes ordinaires. L’aspiration à cette Europe nourrissait les grands rêves de la « Transition » dans les pays d’Europe centrale et orientale. Et c’est toujours avec elle que nous associons l’idée des droits humains naturels et universels, dont le droit à la liberté de penser, de conscience et de la foi : die gedanken sind frei (les pensées sont libres) écrivit l’un des représentants les plus éminents des Lumières européennes, Johann Wolfgang Goethe, en 1800.
Dans son roman fantastique À la croisée des mondes (1995-2008), l’auteur britannique Philip Pullman décrit deux Angleterre, existant dans deux univers parallèles, indépendamment l’une de l’autre. Les différences entre elles sont insignifiantes, et en même temps très significatives. Les petites divergences qui font qu’à un niveau formel tout est le même, par exemple les collèges à Oxford sont apparemment tout à fait identiques mais dissimulent la vérité : en réalité rien n’est pareil. Cette allégorie peut nous servir de boussole pour comprendre la nature et les conditions d’existence d’encore deux autres Europes. À côté des Europes, l’une technocrate, l’autre humaniste, divisées selon des critères de valeurs, mais évoluant en parallèle, il existe encore deux Europes, fondées sur des particularités dе nature géo-spatiale et historico-culturelle, bref géoculturelles, qui ensemble constituent le macroparadigme culturel européen.
Comme les deux hémisphères du cerveau humain, interdépendants et en même temps séparés, ces deux Europes, à cause des similitudes trop grandes à la surface, mais aussi en raison de leur méconnaissance mutuelle, ne communiquent pas : pareilles aux effets qui surviennent dans les cas de maladies du cerveau, lorsque les liens entre l’hémisphère gauche et l’hémisphère droit sont coupés. Les appellations politiques de ces deux Europes sont géographiques : le Nord et le Sud, l’Ouest et L’Est. Certains milieux politiques au sein de l’Europe unie ont même essayé d’imposer une « Europe à deux vitesses », sans se rendre compte qu’il s’agit des deux hémisphères de la civilisation européenne, de deux mondes européens (de l’Europe) existant indépendamment et sur pied d’égalité, et évoluant parallèlement et avec la même vitesse non pas comme des antipodes, mais comme les images, miroirs d’un Alter Ego. Ce n’est pas surprenant, car pour la pensée technocrate élémentaire le fait que quelqu’un puisse paraître le même, pareil à toi, et qu’en même temps, il se peut qu’il ne soit pas du tout pareil, est difficile à concevoir (est difficilement concevable). Dans ce cas, comme dans beaucoup d’autres, l’art et les artistes anticipent le discours et l’action politique : dans l’année (déjà) lointaine 1990, un groupe de musique rock irlandais mondialement connu, U2, fit tourner un clip vidéo à la frontière entre « les deux Berlins ». Le refrain de la chanson paraphrasait les propos de l’apôtre Paul : « nous sommes un, mais nous ne sommes pas le même ».
En effet, les débuts de ces deux Europes parallèles coïncident avec le moment de la conception (dans les deux sens du mot) de la civilisation européenne, la division de l’empire romain en deux empires. L’une resta dans le périmètre des barbares du Nord (tribus germaniques et irano-celtiques) alors que l’autre se focalisa sur la partie Sud-Est euro-asiatique, sur le territoire et dans le périmètre spirituel et culturel du « berceau des civilisations », raffiné, riche en traditions mais déjà en crépuscule.
De point de vue historico-culturel, l’Europe parallèle, dite Occidentale, fait incorporer les cultures des barbares, rudes, guerriers, pirates et envahisseurs, des peuples irano-celtiques et slavo-germaniques, Gaulois, Bretons, Ibères, Francs, Saxons, Goths, Vikings, etc., qui se mêlent (et se partagent) l’héritage de la civilisation latine et celle de la Mauritanie. L’Europe parallèle du Sud-Est (dite orientale), pour sa part, fait intégrer la culture de l’Est impérial asiatique hautement civilisé, mélangé avec l’apport culturel des peuples nomades tels les Avars, les Huns, les Coumans, les Tatares, les Turcs Ottomans, etc. Cette Europe, non reconnue car méconnue en Europe occidentale (et par elle), se développe dans le cadre de quelques empires à culture très complexe, porteurs, à la manière asiatique, d’une civilisation extrêmement raffinée, mais despotique, la Perse, l’empire hellénistique d’Alexandre le Grand, l’Empire romain d’Orient (Byzance), les califats musulmans, les deux empires bulgares, l’empire serbe, l’empire russe, l’empire ottoman, l’empire des Habsbourg, et, au cours du dernier siècle, l’Union soviétique et son héritier, la Fédération russe.
Alors que pendant une longue période de temps l’Orient va servir d’exemple pour la partie occidentale de l’Europe, après la conquête ottomane et le début d’une nouvelle époque, cette configuration va commencer à évoluer. Le Nord-Ouest européen, avec ses deux visages, technocrate et humaniste, deviendront les exemples à suivre pour les européens du Sud-Est, y compris pour les Russes et les Turcs. Située à la frontière entre le Nord et le Sud, la France, surtout après l’absolutisme de Louis XIV et les révolutions, va constituer, pour deux siècles, un modèle reconnu et imité tant à l’Ouest qu’à l’Est.
Ainsi, au début du XIXe siècle, les deux Europes redeviennent parallèles et se retrouvent au sein de l’Europe, « une mais pas la même ». Malheureusement, elles continuent jusqu’à nos jours à ne pas se connaître, et à ne pas se reconnaître. La question de l’étranger, la question de l’Autre notamment, introduite par Jacques Lacan, jouit d’une actualité croissante ; ce n’est pas par hasard que cette question devient un sujet majeur dans l’œuvre d’auteurs occidentaux originaires du Sud-Est de l’Europe comme Tsvetan Todorov et Julia Kristeva. Qui plus est, le Rideau de fer, projet d’un nouvel ordre mondial, élaboré à Yalta et à Téhéran, a davantage contribué à creuser un fossé de division, à mettre en évidence des différences, à approfondir la méconnaissance mutuelle.
Néanmoins, pendant toute la période entre 1948 et 1989, les deux Europes se sont développées en parallèle. Ce développement fut interconnecté et interdépendant, simultané et similaire ; mais il fut aussi différent et divergeant, pareil aux deux mondes, décrits par Philip Pullman dans sa À la croisée des mondes. Ils furent reliés non seulement au niveau de la culture technocrate (traités internationaux, jeux financiers, super-industrialisation, course à l’armement), mais aussi au niveau de la culture alternative invisible de l’humanisme européen (émancipation, amour de l’Homme, amour d’Autrui, accomplissement et création de soi, valorisation de la personnalité du « petit homme »). Ce lien naturel et ce développement parallèle restaient pourtant cachés, voire invisibles. L’Est remarquait les performances de l’Occident sans s’apercevoir de ses problèmes ; l’Occident croyait voir (et comprendre) les problèmes de l’Est mais ne voulait rien savoir de ses performances. Ce n’est qu’après que la dernière « génération européenne perdue » est montée sur la scène européenne et surtout après le lancement du programme Erasmus, que le rideau de la méconnaissance mutuelle a commencé à se lever. À l’aube du XXIe siècle, les deux Europes ont la chance de surmonter leur schizophrénie et de se remettre à vivre ensemble.
Les opportunités à réaliser cette chance résident non pas dans la culture technocrate du statu quo qui proclame, entre autre, que l’Europe doit continuer à évoluer à deux (ou plusieurs) vitesses mais dans la culture alternative invisible du « petit homme », dans la rationalité communicationnelle8 de musiciens rock еt de poètes, de chanteurs, de cinéastes, de savants et d’inventeurs méconnus, de professeurs et d’étudiants. Elles émergent au sein des nouveaux réseaux sociaux et des mobilisations citoyennes, au sein des « renaissances religieuses » et des nouveaux mouvements pour l’émancipation humaine et pour de « nouvelles Lumières », défendant la dignité humaine, la qualité de vie et celle de l’environnement, et aspirant à une justice globale.
Malgré le régime totalitaire, une culture alternative humaniste apparaît en Bulgarie à la fin des années 1950, immédiatement après la mort de Staline, principalement dans les milieux artistes et savants (cinéastes, hommes de lettres, architectes, scientifiques, professeurs, enseignants) : parmi eux on rencontre d’un côté des représentants des familles bourgeoises d’avant-guerre qui ont survécus au changement et se sont adaptés au nouveau régime, notamment dans le milieu des communistes juifs, et d’un autre côté, des représentants de la nouvelle intelligentsia socialiste, constituée de néophytes des lettres, de l’art et de la science, originaires de familles paysannes et des milieux urbains pauvres. Ils sont soutenus par des personnalités, faisant autrefois partie de la résistance antifasciste mais qui ont perdu leur crédit auprès du pouvoir, comme les anciens maquisards Angel Wageinstein (un des plus grands réalisateurs bulgares de cinéma de la période communiste) et Petar Slabakov (acteur très populaire de théâtre et de cinéma, dissident et président de l’Association indépendante Ecoglasnost). Parallèlement, au Nord-Ouest occidental, en Bulgarie à partir de 1968, on observe une véritable éclosion de formes spirituelles et culturelles alternatives. Ce processus se fait sentir notamment dans le milieu des cinéastes, dans certains domaines de la science et dans les manifestations de l’ésotérisme religieux, émergé et pratiqué sous l’impulsion personnelle de Ludmila Jivkova, la fille du dictateur. Cette vague de culture alternative reste pourtant restreinte au niveau des élites.
Pendant les années 1980 et la période dite de la Perestroïka (jamais acceptée et reconnue officiellement par le pouvoir communiste en Bulgarie), apparaît une nouvelle vague de culture alternative, plus vaste et plus massive, portée par une nouvelle génération (la « nouvelle génération »9) qui fit ériger en norme la défense de la dignité et de l’esprit humains. Les acteurs de cette nouvelle vague que les représentants du statu quo appelaient des non formels, se retrouvent spontanément dans les milieux de la culture rock, des mouvements néo-hippie et alternatifs, et surtout parmi les admirateurs de la musique et culture new wave. Ils deviennent les moteurs d’une Haute culture de l’esprit et de l’humanisme, opposée à la culture déshumanisante de l’hypocrisie, du mensonge et de la vulgarité du régime, sans âme et dépourvue de valeurs. Après le triomphe rapide de la « libéralisation sans liberté », importée du dehors, cette culture alternative de la révolte subit le destin triste de la génération qui lui avait servi de support : elle a vécu l’élan et le crash des espoirs perdus et s’est noyée dans le désenchantement général qui a succédé à l’euphorie de la « transition post-totalitaire ». Ce fut l’effet logique de l’amoralisme, érigé en pratique politique et doctrine sociale, et de la criminalisation des mœurs qui accompagna l’essor (pour ne pas dire la terreur) de la culture des nouveaux riches, ce qui provoqua l’émigration forcée de centaines de milliers de jeunes bulgares doués d’esprit d’initiative.
Après 2005, on observe la montée d’une nouvelle vague de culture alternative dont les caractéristiques sont qualitativement nouvelles ; elle atteste des tentatives d’émancipation culturelle de « la génération née en liberté », une génération cosmopolite et patriote, celle du nouveau millénaire, appelée par certains «la génération Erasmus». Cette culture alternative se fait sentir surtout au sein du mouvement environnemental, dans le mouvement des mères et des jeunes parents, et dans les mobilisations altermondialistes pour justice sociale globale. Émergée, en suivant Ronald Inglehart, comme une culture des cultivés10, cette culture du modernisme européen se développe comme une culture de la révolte et de l’affranchissement de l’esprit humain, voire comme la Culture du futur.
Culture alternative et sphère publique
Au Nord-Ouest comme au Sud-Еst, la culture alternative de l’humanisme européen continue à embarrasser le statu quo : elle est méconnue, sous-estimée ou ridiculisée, réduite souvent à quelque chose de secondaire et privé de sérieux, à un appendice destiné à distraire, à servir de loisir, de passe-temps inoffensif. Beatles et Rolling Stones n’étaient pas bien acceptés non seulement à l’Еst mais également à l’Ouest. Kant, Bakounine, Marx et Nietzche, et même Platon et le Nouveau Testament dérangent les esprits étroits et provoquent la confusion intellectuelle et morale. Les versions originales sont remplacées par des vulgates, des interprétations dogmatiques standardisées, ou bien subissent des attaques « savantes », idéologiques (La société ouverte et ses ennemis de Karl Popper11). Les poètes et écrivains radicaux sont qualifiés par le statu quo technocrate d’utopistes naïfs ou dangereux. Les mouvements radicaux comme le surréalisme sont réduits à des produits publicitaires et des objets de consommation de luxe. L’œuvre des artistes et personnalités publiques tels que John Lennon et Vladimir Vysotsky apparaît dans la rubrique « entertainment ». Et lorsque ce n’est pas possible, comme dans le cas des films de Tarkovsky et des romans de Fédor Dostoïevski, elle est présentée comme contre-culture : art culture ou culture de snobs, appréciée par peu de personnes. Dans le passé, des créateurs d’avant-garde comme Daniil Harms en URSS, sont traités d’« écrivains pour les enfants » afin de faire émousser le tranchant de leur criticisme social radical. En Occident, des créateurs de légendes comme Robert L. Stevenson, Jules Verne ou encore John Tolkien sont stigmatisés comme écrivains secondaires, auteurs de littérature populaire, faisant partie des rubriques de vulgarisation scientifique, de bandes dessinées, de romans d’aventures etfantastiques.
Un sort identique fut réservé aux formes de la culture alternative, les manifestations radicales des années 1960 ont été transformées en private parties organisés par et pour des snobs, et privés d’âme. Le punk est devenu pop culture, et le grunge, label publicitaire de la MTV et emblème des salons chic visités par des « gens bien », BCBG. La culture alternative européenne de la Modernité, comme culture de l’humanisme radical, n’a pas encore trouvé sa publicité et son expression publique adéquate. En Occident comme en Orient, les espaces publics, lieux privilégiés de ses manifestations, lui ont été enlevés. Cela est arrivé à la suite des lois concernant le soi-disant « droit d’auteur », qui ne profitent pas aux auteurs-artistes mais aux firmes des producteurs et des diffuseurs. Comme effet, également, de la disparition des espaces publics piétons et des marchés publics en plein air dans les grandes villes, remplacés par des hypermarchés et des galeries marchandes, ces nouveaux temples des oligarques locaux, ils ont disparu avec la disparition des bistrots, des tavernes et des pubs, enfouis dans l’underground, et transformés en clubs fermés, à accès réduit, mutilés encore davantage avec l’interdiction de la consommation d’alcool et du tabac dans les espaces publics.
L’accès aux parcs est de plus en plus perturbé alors que les lieux publics en ville sont modifiées en zones de sécurité, interdits pour manifestations et événements publics de grande taille, ou transformés en autoroutes inaccessibles pour les piétons, inadmissibles pour les personnes sans voiture. En d’autres termes, l’espace public dans les villes européennes est en train de disparaître en tant que tel. La population s’isole dans de petits cubes en formes d’automobiles, des bureaux de travail, des appartements ou des clubs privés. L’aménagement même des espaces urbains rend presque impensable la possibilité de se rencontrer librement en public et pose des obstacles à la nécessité naturelle d’expression créative publique.
Or, lorsque la possibilité de s’exprimer en public est mise en danger, il est possible, voire nécessaire qu’elle soit reconquise et que chacun se réapproprie les espaces publics. C’est un processus que l’on observe partout dans les villes tant au Nord-Ouest qu’au Sud-Est européen. En Bulgarie, la reconquête des espaces publics par et pour la culture alternative a commencé avec des graffitis humoristiques et de non-sens apparus vers la moitié des années 1980, pour culminer avec les blocages du Pont des Aigles à Sofia (boulevard central et principale artère pour le trafic automobile de la capitale) qui, à la suite des manifestations rituelles de désobéissance civile, à partir de 2006, s’est transformé périodiquement (fruit de l’imagination et des besoins des bulgares alternatifs) en zone piétonne, en vélo route, en espace pour spectacles, danses et musique en plein air ou bien en jardin public où les gens plantent des fleurs ou promènent leurs chiens12.
Culture alternative et esthétisation
Àl’aubeduXXesiècle,notammentaprèslesmassacresdelaPremière Guerremondiale,laculturealternativedumodernismeérigeencultelanouvelleesthétiquedel’horreur,delalaideur,del’incompréhensibleetdeladissonancecommegiflesymboliquecontrel’esthétiqueartificielleetparfuméedelabourgeoisie.DanssaPhilosophiedelanouvellemusique,TheodorAdornonousaléguéuneanalyseprofondedecetteesthétiquenégative13. Après la Deuxième Guerre mondiale, la culture technocrate entre dans une phase nouvelle : la civilisation industrielle fait remplir les espaces publics au Nord et au Sud, à l’Ouest et à l’Est, de monuments en béton, horribles et gigantesques, symboles de la beauté technocrate. La réponse de l’esthétique alternative est radicale, elle s’exprime en révolte contre la laideur. L’esthétisation alternative se range sous une nouvelle bannière : small is beautiful14. Elle fait incorporer l’esthétique du carnaval, de la diversité, du bigarré. Les graffitis en couleurs, les habits extravagants, le symbolisme romantique du style ethno se transforment en signes identitaires, en moyens d’auto expression et de révolte contre l’uniformisation, la manie pour le grand et la laideur techno-industrielle15.
L’exigence de sobriété qui doit guider un article scientifique ne permet pas d’analyser en détails les caractéristiques essentielles de l’esthétisation alternative des espaces publics en Bulgarie. Pour cette raison nous avons décidé de mettre en avant quatre traits spécifiques et d’illustrer notre propos avec quatre cas concrets d’esthétisation spontanée, révélateurs de la culture alternative.
L’esthétisation alternative est émancipatrice
Mes premières réflexions sur l’esthétisation alternative remontent au temps de mon service militaire en 1991. Pendant que j’attendais la relève de la garde, je pouvais contempler les calembours, les jeux de mots, les parodies d’hymnes militaires et de chansons patriotiques et les scènes pornographiques où le naturalisme coexistait avec l’esthétique, qui décoraient les murs en béton sale et embellissaient les façades de l’immeuble. En 1991 l’exhibition de la sexualité était encore considérée comme une contestation du système, un acte radical d’émancipation et de révolte contre l’hypocrisie du statu quo, semblable au sexcrime du célèbre roman 1984 de George Orwell, ou encore aux tableaux des surréalistes. J’ai été profondément impressionné par la qualité esthétique de l’exécution des dessins et de l’invention poétique dans les calembours. Terrifiés par l’élan libertaire des soldats, les officiers faisaient tout leur possible pour nettoyer les graffiti, ce qui contribuaient à l’hygiène générale et faisait embellir les murs. Je n’oublierai pas une des inscriptions sur le mur, repeint récemment en blanc : « Vous pouvez effacer et repeindre les murs mais vous n’allez jamais réussir à effacer les cœurs et les âmes des soldats »
À l’aube du nouveau millénaire, une nouvelle vague de création de graffitis a succédé à la première, les endroits les plus laids, les coins les plus perdus de Sofia ont été décorés de peintures bigarrées, combinaisons de styles divers mais correspondant à l’aspect esthétique du milieu concret. Quelques groupes non formels de peintres professionnels et d’amateurs ont transformé les façades délabrées, les murs gris en béton, les transformateurs d’électricité et les poubelles de rue en véritable gallérie d’art contemporain en plein air.
Certains auteurs laissent leurs noms sur les murs : les transformateurs (Tрансформаторите), The Garbage Project, « y-maria », et ont essayé de légaliser et de pérenniser leur œuvre avec le support de la Municipalité. D’autres encore agissent indépendamment et souhaitent garder leur anonymat, exprimant ouvertement leur révolte radicale contre le statu quo, d’une manière qui frôle souvent le scandale. C’est le cas notamment de Bloke16 Une des séries les plus frappantes de cet auteur représente, par des scènes choquant avec leur naturalisme expressif et caricatural, le caractère pornographique de la vie politique et ses acteurs (partis et hommes politiques, parlement, cour de justice et toutes les institutions d’État), se prostituant pour arriver et pour rester au pouvoir. Une autre série intitulée KillingPoetry présente les plus grands poètes bulgares, revolvers sur la tempe. Le jeu de mots est pluri-sémantique et évocateur, tous ces poètes moururent tragiquement d’une mort violente. Le symboliste Peyo Yavorov, accusé par le beau monde bourgeois de Sofia d’avoir tué sa femme, se suicide à l’âge de 37 ans. Le plus célèbre poète révolutionnaire de Bulgarie, l’anarchiste Hristo Botev (dont l’œuvre a été traduite en français par Paul Éluard), fut tué par une main inconnue au plus fort de l’Insurrection d’avril contre le joug ottoman en 1876. Le poète bulgare le plus tendre, le symboliste Dimtcho Debelyanov est tombé sur le champ de bataille pendant la Première Guerre mondiale. Le gouvernement militaire qui prit le pouvoir en 1923 à la suite d’un coup d’État, ordonna l’exécution du poète Hristo Yassenov et du père de l’avant-gardisme bulgare Géo Milev pour avoir contesté devant le tribunal l’interdiction publique de son poème Septemvri (Septembre). Le poète Hikola Vaptsarov, lauréat posthume du Prix Nobel pour la paix, fut fusillé à la suite d’un verdict signé par le tsar pour son activité antifasciste. Deux poètes communistes, Penyo Penev et Vesselin Andreev, se suicidèrent durant les répressions staliniennes en Bulgarie contre les agriculteurs et les « communistes-dissidents ».
Il apparaît que le sort du peintre, auteur de ces graffitis, est proche de celui de ses prédécesseurs, qui ont frayé le chemin de la culture alternative humaniste en Bulgarie. Une troisième série du même auteur représente une étampe, toujours la même, qui apparaît dans plusieurs endroits publics. Elle porte le nom « éveil de la société civile » et dessine un père en costume-cravate avec son bébé dans une poussette : le bébé tient dans ses mains un haut-parleur dirigé vers son père qui essaye de déchiffrer le message du petit.
Les graffitis comme forme d’esthétisation alternative publique jouent un rôle d’émancipateur de la culture alternative de la révolte, de la désobéissance civile et de l’affranchissement de l’homme-individu. Les graffitis qui embellissent les anciennes casernes, les fabriques et les monuments totalitaires sont esthétisants mais aussi porteurs du message moral de liberté. Opposés au culte technocrate de l’utilitarisme, ils sont libérateurs avec leur esthétique ludique, dans le sens de Homo Ludens de Johan Huizinga17 mais aussi avec l’esthétique de l’humour et du non-sens qu’ils véhiculent, dans la tradition tracée par Freud qui insiste sur la puissance émancipatrice de l’esprit et de l’humour face à la répression de la culture18 Cette dernière dimension de l’esthétisation, dans une capitale européenne peu connue, révèle la volonté d’émancipation d’une culture alternative qui tend à dépasser le local et s’affirme sur un plan global.
L’esthétique alternative est une éthique vive
Quies-tuetd’oùd’oùes-tusorti ?Lepassagesouterrainn’yétaitpasencore. Maissi,ilyétaitmaisdansl’autreSofia,cellequinefutjamais. Extraitdelachanson « 1968 »19
Dans un des quartiers sud de Sofia, non loin du centre-ville, situé entre deux grands boulevards, il existe un passage souterrain bizarre, mal entretenu et pourtant pittoresque. Dès l’entrée, les yeux du passant sont attirés par un patchwork bigarré de graffitis, mélange de couleurs vives et de peintures de styles différents, évoquant l’approche esthétique individuelle des auteurs anonymes. Un des premiers graffitis est extrêmement intéressant : il présente une icône orthodoxe de Saint-Georges. Les suivants se découvrent au spectateur des deux côtés, peints sur les murs en marbre. Il est clair que les endroits ont été choisis et l’effet crée par le jeu entre les ténèbres et la lumière, est expressément recherché par les auteurs pour mettre en valeur les deux énormes panneaux : une fresque de trois mètres de hauteur, mélangeant le noir, le brun et l’argent, dessine d’une manière stylisée (faisant appel aux bandes dessinées), mais réaliste, un faucon ; de l’autre côté, nous fixent les yeux de deux hommes aux visages réjouis, fort individualisés, tenant dans leurs mains des spray pour dessiner des graffitis. L’un d’eux est plus âgé et a l’air plus grave, l’autre paraît plus jeune, l’inscription en dessous de lui nous informe qu’il s’appelle Rony. L’observateur plus attentif aurait remarqué autour d’autres inscriptions liées à Rony : « On t’aime, Rony » ; « Nous ne t’oublierons jamais » ; « Haut dans le ciel et au plus profond de nos cœurs 1980-2010 », des monuments alternatifs et des lieux de mémoire du « petit homme » Rony.
Ce monument posthume du jeune homme inconnu est un symbole éloquent des valeurs qui sous-tendent cette esthétique-éthique alternative : il met en avant aussi celles auxquelles elle s’oppose. Les monuments officiels sont gris, celui de Rony est bigarré et multicolore jusqu’à la provocation ; les lieux de mémoire classiques sont raides et uniformes, le mémorial de Rony est un mélange de styles individualisés, expressifs et vifs ; les monuments conventionnels étouffent l’imagination avec leur grandeur écrasante et donnent souvent l’impression de quelque chose de mort, la tombe publique de Rony évoque la chaleur humaine, un sentiment d’affection et d’amitié en émane qui fait penser à une personnalité réelle et ordinaire qui fut respectée, appréciée et aimée durant sa vie, par opposition aux lieux de culte officiels commémorant les personnalités historiques célèbres, étudiés dans les livres. Voilà pourquoi Rony apparaît en public avec son diminutif, son surnom, comme il fut connu de ses proches et amis. De plus, les monuments officiels sont habillés en or, alors que le monument alternatif funéraire de Rony est dessiné avec des couleurs vives, les couleurs de la vie. Il est l’opposition incarnée en œuvre de la pompe funèbre et des démonstrations d’affection artificielle posthume. Il exprime la douleur et l’amour réels d’êtres humains anonymes.
La culture alternative est Nature, une esthétisation naturelle
L’esthétisationcommeformed’expressiondelaculturealternativeestnaturelledansplusieurssens.Premièrement,elleestspontanée,nonplanifiéeetneseréalisepassurcommande :encesensellereprésenteunemanifestationdevaleursmorales,expressiond’unsentimentéthiqueinnéquipréexisteàtoutjugementfondésurdesnormeséthiquespréfigurantlejugementidéologique20. Ce naturel révèle une caractéristique majeure de la culture alternative comme paradigme, l’amour pour la diversité, l’affection pour l’altérité et la non-violence, le rejet des antagonismes. Selon le propos d’Alain Touraine elle « s’oppose à l’оpposition »21, elle combat les confrontations et c’est ce en quoi elle diffère de la culture technocrate du statu quo qui se fonde sur le principe de la division et de l’opposition militaire, privé contre public, gauche contre droite, grand contre petit, centre contre périphérie, culture contre nature. Ce qui ne veut pas dire pour autant que la culture alternative est inoffensive, privée de volonté et de caractère : tout au contraire, elle est catégorique et agit sans faire des compromis car c’est la philia qui la fait s’activer, l’amour actif pour quelque chose de concret ou quelqu’un de réel, que ce soit l’аmi Rony ou l’Église russe à Sofia, ou bien la plage bien aimée, qui, comme la plage d’Irakli à la Mer Noire, est appréciée par les jeunes protecteurs de la nature comme un être humain. En ce sens, l’amour pour la patrie n’est pas patriotisme mais justement un sentiment vif, naturel, spontané et non idéologisé, philia, amour pour sa filiation22 et son pays.
Lesacteursdelaculturealternativesontmotivésparlanégationdetoutnégativismeetparlaconfrontationdetouteconfrontation.Ilsnientlaviolencemaisaussilenihilisme,lanon-violenceétantaccompagnéed’unrefusradicaldelasoumissionetd’unrejetcatégoriquedunihilisme.Cesonteneffet,lescaractéristiquesdetoutunchacunquidanssesidéesetactesestguidéparl’affectionetl’amour.Lerefusdelalogiqueantagonistequicaractériselamodernitétechnocrate,estliéàdeuxparticularitéssignificativesdelaculturealternativecommeculturemodernisatrice :unhumanismedenouveautype,unéco-humanisme(ausenslargeduterme)quiélargitl’humanismelui-mêmeau-delàdel’Homme,valorisanttouslesêtresvivants,laNatureetlaTerrecommeplanètevive.CetteparticularitéestclairementvisibledanslesmanifestationsdumouvementécologisteenBulgarie :danssesactespublics,ilrejetteladivisionentreNatureetCulture,entreHommeetenvironnement,dontcelui-ciabesoinpourexisteretpourêtreHumain.23Ils’exprimesouventpardesactesd’esthétisationtelslandartouencoredesœuvresd’artimmatérielcréesdansdesendroitstelslaplagevierged’Irakli, laprésencehumaineestnonseulementinscritedanslemilieu,ellesetransformeenpartieintégrantedelanatureetfusionneavecl’endroitcontribuantàaugmentersabeauté.Onpeutyvoirdebellesgensaumilieudepaysagesmajestueux,chansonsetmusiquesouslesétoiles,accompagnéesdubruitdelamer,bivouacsbâtisdematériauxnaturels,intégrésorganiquementdanslemilieu,peinturesfaitesdecoquillesdemoulesreprésentantdesdauphinsetdespapillons,sculpturesetœuvresarchitecturales,pyramides,châteauxetforteressesenpierresdemerinsolitesetensable.Lamodestieetlemanquedeprétentiondontcesœuvresd’artfontpreuve,évoquentlespeinturesdesmoinstibétainsqueleventdeHimalayaemporteetfaitéparpiller,sanslaisserdetracesnidesouvenirsdeleurperfection :UnvéritableArtpourl’art.
Semblables àcesfresqueséphémères,lesvaguesdelameremportentleursmoules ;lesdauphinsdessinésretournentchezleursconfrèresvivants ;lessculpturesdesablefusionnentaveclesabledelaplageetaveclesformesinsolites,produitesparl’écumedemer ;lestoursensableetenpierresdemers’éparpillentets’endormentl’hiverenattendantlecréateursuivantvenirauborddelamerpourlesramasser :toutretournelàd’oùilestvenupourêtrerecréel’annéesuivante.L’hommeetlanatureagissentenconcertcarilssontUndanscetteesthétisationalternativedelacôte. Ainsi, l’esthétisation alternative rappelle qu’elle est une esthétisation de l’immatériel et de l’invisible, une esthétique non seulement du patrimoine (hérité du passé) naturel et culturel ; mais aussi du présent immatériel culturel. La vague d’activisme écologiste pendant la dernière décennie en Bulgarie, une des manifestations les plus actuelles de la culture alternative, a transformé le paysage politique et le paysage esthétique, dans un pays de l’Autre Europe24.
La Culture alternative dans l’impasse
Malgrél’impactindéniabledetouscesévénementsetacteursreprésentantlaculturealternativeenBulgarie,ilssontprivésd’expressionetdereconnaissancepubliquesadéquates.Bienquel’accèsàl’espacepublicetlareconnaissancedanslasphèrepubliqueaientétéprisesenassautetreconquispourlelargepublicpardesgroupesdecitoyens,aucoursdesmobilisationsdéjàemblématiquesàOrlovmost(Pont des aigles) àSofia,lesperformancesdelaculturealternativedemeurentinvisibles,sous-estiméesinconnuespourunelargepartdelasociétécarnonreconnuesetnonlégitiméesparlesacteursdelaculturedustatuquo.LedialogueentrelesdeuxculturesdelaModernitéfuitlediscoursdialogique,lacommunicationenpublicestinsuffisante,etlefosséentrelesdeuxculturessecreuseencoredavantage.Lerésultatdestentativesd’« esthétisateurs »alternatifstelslegroupeVéloevolution(Велоеволюция)25ouencorelegroupedesTransformateurs(Трансформаторите)26detravaillerensembleetendialogueaveclesautoritéspubliqueslégitimessontmitigés :d’uncôté,lesgroupessontdiscréditésparmileursadhérentsetsympathisants,d’un autrecôté,leursréalisationssontinstablesetleuravenirn’estpassûr.
La tentative de l’association citoyenne Beлоеволюция de mettre en place conjointement avec la Municipalité des véloroutes et des tracés munis de signaux pour les cyclistes en ville, s’est soldé par un échec (allées non appropriées, exécution médiocre de la signalisation pour les cyclistes, malgré les subventions européennes). Le groupe Tрансформаторите, après avoir mené un dialogue difficile avec l’autorité locale, a réussi à embellir de nombreux transformateurs d’électricité sur les endroits publics, mais le même Conseil municipal qui a donné son accord, peu de temps après a décidé de faire effacer les peintures (décision faisant partie de la campagne municipale contre les graffitis à l’occasion de la candidature de Sofia pour le label de Capitale Européenne de la Culture 2019).
Les tentatives de dialogue entre les deux mondes conduisent à l’impasse et provoquent d’une façon absurde, la délégitimation des deux cultures : au lieu d’affirmer leur légitimité l’une par rapport à l’autre (de s’auto-affirmer), elles s’auto-abolissent et s’abolissent mutuellement. L’explication de ce phénomène réside probablement dans la fait que, premièrement, le crédit dans les institutions officielles, formalisées et bureaucratiques, s’effondre, alors qu’elles ne peuvent pas fonctionner sans la légitimation des citoyens, de plus en plus déçus à la suite des échecs répétés de dialogue réel avec celles-ci. Parallèlement à cela, le refus du dialogue élargit dangereusement le fossé de l’incompréhension et la méconnaissance entre les deux cultures. Ce qui met en péril l’avenir de l’une, mais aussi de l’autre et peut amener à un effondrement socio-culturel à conséquences qu’il est difficile à évaluer. Un effet possible de cette situation pourrait être la « mort à la naissance » publique de la nouvelle culture.
“Dans l’air du temps” ou “et maintenant, où on va“ ? (18.6.2011 – 21.6.2011)
Lecasdel’esthétisationalternativedumonumentdel’arméerougeàSofia,devenudéjàuncasexemplaire,estuneexpressionéloquentedusyndrome« mortàlanaissance » delaculturealternative.Leshérossoviétiquesdel’empiretotalitaireeuro-asiatique,n’ayantjamaisconnuladéfaite,sesontréveillésunmatinrevêtusdescouleursetsymbolesdel’impérialismeaméricain :colorés,dessinésetvêtuscommeSuperman,leRangeraméricain,leclowndeMcDonald’s, le PèreNoël(SantaClaus),Batman,etc., avec, cette inscriptionendessousdesstatues :« dansl’airdutemps ».L’ingéniositédesauteursanonymes,ayantdécouvertetmisenexerguelessimilitudesembarrassantesentrelacultureimpérialetotalitaireorientaleetlacultureimpérialistetotalisanteoccidentale,aétéremarquable,etlerésultatfrappant.Cettetransformation(réaliséeenunenuitavecdes bombes de peinture de toutes lescouleurs)deshéroscommunistesenhérosducapitalismefutunchefd’œuvredel’artpublicvifquiarrivaàcréer,enl’espacedequelquesheuresseulement,unespacepublicetunvéritablehitartistiquepourleshabitantsdeSofia27.
Des enfants, jeunes filles et garçons, dames et messieurs, étrangers et voisins faisaient la queue pour prendre en photo ce monument esthétisé du totalitarisme. Par cet acte, la culture alternative de Sofia a réussi à réaliser une percée publique significative dans un espace public et médiatique, bloqué par la censure du statu quo. Le monument transformé est apparu sur des t-shirts et des tasses à café, et comme caricatures dans les journaux, il a inspiré des bandes dessinées, et même une pièce de théâtre. Sa vie fut pourtant très courte : il a été nettoyé par la Municipalité et a vite retrouvé son aspect habituel. Des nécrologies sont apparus dans le site du groupe anarchiste Anarhosyprotiva (Анархосъпротива) et sur ceux de Liberté (Свобода), Occupy Orlov most (ОкупирайОрловмост) et d’Anonymus (Анонимните)28 pour présenter en lettres blanches sur fonds noir, les dates de sa naissance et de sa mort : 18.6.2011 – 21.6.2011.
Sous l’œil vigilant de la police, la peinture a été lavée, et les visages des soldats ont retrouvé l’air grave et gris de l’Homo Soviéticus qui avait envahit et conquit les espaces publics de Bulgarie. Cette manifestation performante publique de la culture alternative ne fut cependant pas mort-née ; elle vécut juste quatre jours. Elle n’est pas décédée à cause d’un manque de vitalité, au contraire elle était trop vivante et a péché par excès de vie, incompatible avec le calme de la mort émanant du statu quo de la technocratie gérontocratique. Elle fut tuée, étouffée par l’absence de compréhension et de dialogue public entre les deux mondes de la Modernité à l’aube du XXIe siècle. Elle a disparu dans « l’autre Sofia, celle qui ne fut jamais », dans « l’autre Europe », encore inconnue de sa consœur de l’autre côté du rideau de fer.
En guise de conclusion : Europe enceinte
Aucoursdesannées 1990,lorsdelavisiteàSofiaduprésidentdesÉtats-UnisàcetteépoqueBillClinton, l’erreur d’un interprète a été à l’origine d’une gaffediplomatique :laconceptionimmaculée(utiliséausensfiguré)européennefuttraduitecomme« concept del’Europe29 ».Orl’Europen’estplusdepuislongtempsunconcept. À l’aube du ХХІesiècle,laModernitéeuropéenneestsortiedustadedelaconception,etestentréedanslestadedelagrossesse.
Depuis sa naissance, la Modernité européenne se divise en deux modernités différentes, formant deux mondes, deux paradigmes : la modernité technocrate du positivisme, de l’amoralisme, du commercialisme, de la domination et du militarisme, du capital, du principe de commande et de la hiérarchie bureaucratique. À cette modernité technocrate s’oppose la modernité alternative de la Renaissance et des Lumières, de la créativité et de la liberté de l’esprit, de l’amitié, l’équité et la fraternité, de la culture, l’instruction, l’éducation, de la diversité. Cette modernité humaniste est incarnée par des géants de l’esprit comme Locke, Kant, Dostoïevski, Hugo. Ses acteurs sont les gens de l’esprit, esprits éclairés, hautement éduqués, porteurs des traditions de la culture de l’humanisme, professeurs, enseignants, écrivains. Après la Deuxième Guerre mondiale, cette culture alternative de l’humanisme, de l’éthique et de l’éveil de l’esprit a considérablement changé. Elle s’est démocratisée et est devenue accessible pour toutes les classes. La banalisation des études secondaires et universitaires a produit une masse critique de personnes éduqués, cultivés, et critiques qui, quoique difficilement, parvient à s’émanciper.
Cette émancipation se manifeste d’abord au sein du mouvement des surréalistes, un réseau alternatif, une communauté vivante qui se pose pour objectif principal de réaliser une révolution anthropologique : transformer l’Homme, changer la vie. En 1968, le groupe surréaliste se dissout car son rôle est déjà joué : la culture alternative de la liberté, de l’altruisme, de l’éthique impérative, de la raison et des Lumières s’est émancipée, tout en sortant du cadre des élites légitimes. Cette émancipation conteste la légitimité et la raison d’être des élites légitimes elles-mêmes30.
Les images caricaturales véhiculées par la culture technocrate afin de dévaloriser cette culture de l’émancipation, présente ses acteurs comme extrémistes, marginaux ou drogués, comme contre-culture et subculture. En effet, ce sont des personnes modestes, des gens éduqués et créatifs, enseignants, professeurs, artistes, poètes, écrivains, comédiens, mais avant tout ce sont des personnes humbles qui apprécient la liberté, la vérité, l’amour et la beauté comme valeur morale. Dans les cas où ces personnalités sont contraintes à des actes radicaux, leur radicalisme s’exprime dans un pacifisme radical qui proclame la non-violence radicale guidé par le principe de Gandhi de la tolérance zéro envers toute forme de contrainte violente. Elles ne font pas la guerre, elles incorporent dans leur culture toutes les valeurs culturelles. Elles portent la Culture, la culture comme opposition au manque de culture, et comme modèle de culture où l’individu devient institution. Le processus d’émancipation de cette culture a accompagné l’effondrement de la sphère publique, posant des obstacles devant ses manifestations. Au début du XXIe siècle, les acteurs de cette culture découvrent et créent une sphère publique alternative dans les médias alternatifs : Internet, réseaux sociaux virtuels, mais cet espace public est insuffisant pour les représentants de la culture alternative. Ils (et elles) ont besoin d’espace physique, réel et concret, afin d’exprimer en public la possibilité d’existence de leur monde, cet autre monde possible, dont celui-ci doit accoucher.
Le monde de la vielle modernité technocrate porte en lui un monde nouveau alternatif de la liberté, de l’humanisme et de l’éco-philie, de l’éveil de la raison mais aussi des émotions, de l’amour pour la patrie et l’amour pour les amis, amis proches et amis de la terre. Cette nouvelle culture est calme et modeste, mais ne supporte pas le compromis et se fonde sur la volonté d’émancipation de la petite personnalité humaine et ses « petites valeurs », liberté, vie, affection, amitié, art, accomplissement de soi, imagination, prédécesseurs, nature. La mise au monde de cette culture est menacée par le manque de lien public, de dialogue public, de communication équitable et de reconnaissance mutuelle entre la mère et son fruit, son possible enfant. C’est justement dans la possibilité d’arriver à dialoguer avec l’Autre, avec l’autre modernité, avec l’autre Europe, que se cache la réponse à la question majeure concernant le futur de notre avenir européen et humain au XXIe siècle31.
Petar Kanev