Résumé : Les nouvelles mobilisations citoyennes participent dans les processus de transformation de l’espace public dans les grandes villes européennes. Le constat est patent, les conséquences – multiples, complexes, souvent paradoxales. Guidée souvent par la volonté de contester les décisions et les pratiques des autorités publiques, jugées destructrices pour l’intérêt général, cette participation ne se contente pas pour autant à conserver des espaces, à les « déprivatiser pour « les rendre aux citoyens ». Elle se montre non moins marquée par la nécessité de construire de nouveaux espaces d’interaction citoyenne, destinés à l’expression libre d’idées et de formes plus individualisées de présence publique. Les nouvelles formes d’activisme, véhiculées par les citoyens, contribuent à l’humanisation de l’espace, au sens général du terme, et des divers espaces publics de la ville (rues, boulevards, monuments, édifices publics), en y apportant à travers les défilés, carnavals, sit-in, et bien d’autres formes politico-artistiques. une nouvelle esthétique « surréaliste » qui se veut à la fois libératrice et édifliante, libertaire et solidaire, politique et apolitique. La participation réconcilierait la défense du «bonheur public” еt la satisfaction de besoins individuels, perçus comme consubstantiels et non-opposable à celui-ci.
La présente contribution va examiner les dimensions esthétiques de cette humanisation de l’espace urbain et de son impact sur l’espace public, au travers d’exemples concrets puisés du contexte local (étude de cas sur les groupes et associations citoyens à Sofia réunis dans la coalition Citoyens pour Sofia verte (2005-2012), étude de la motivation au sein des campagnes du mouvement environnemental dans les grandes villes bulgares (2005-2012)).
L’espace public est un espace partagé mais également traversé de conflits. Il reflète et reproduit la sphère publique officielle, formalisée et uniformisée, investie des signes du pouvoir institué, avec son mainstream esthétique. Cet espace coexiste (parallèlement et en opposition directe ou indirecte) avec des espaces – territoires réels mais aussi lieux de rêve, crées par une multiplicité d’acteurs (individus, groupements, organisations) humbles, souvent informels et contestant l’institutionnalisation, nés de bas en haut et exprimant d’une manière visible, sensible une expérience sociale unique, à travers des formes alternatives, multiples et très concrètes. Elles partagent le désir conscient et inconscient de restituer les conditions d’une vie authentiquement humaine dans un monde qui met quotidiennement en question la cohérence et le sens de l’existence.
Les grandes métropoles sont les actrices privilégiées de conception et de mise en œuvre de ces nouvelles formes d’« esthétique citoyenne », liées à l’émergence de nouvelles formes de citoyenneté, à la synergie de nouvelles identités en milieu urbain, expression de nouveaux besoins socio-culturels au niveau individuel mais aussi collectif (Bobineau, 2011), et renvoyant, au-delà des oppositions, à de nouvelles synthèses.
L’objectif principal de cette contribution est d’analyser les usages esthétiques de l’espace par les nouvelles mobilisations urbaines et de mettre en exergue quelques cas de figure qui dessinent des tendances révélatrices, sans ambition de les épuiser. Les observations font partie d’une étude couvrant une période de huit ans, sur les mouvements citoyens en Bulgarie, notamment sur les mobilisations écologiques de la première décennie du nouveau millénaire, menée parallèlement avec une participation personnelle dans la plupart des événements mentionnés ci-après. Le texte se présente donc comme une tentative de mettre en avant les effets bénéfiques d’un tel rapprochement au Sujet de la recherche. Il permet d’abord une observation vraiment participante, mais qui dans mon cas a été une participation non intrusive, je dirai naturelle. Cette approche autorise ensuite un regard particulier au Sujet, les mobilisations urbaines, plus concret, plus humanisé, et qui possède son propre éthique et son propre esthétique.
Ceci dit, le texte va associer les acteurs : associations locales, groupes citoyens, mobilisations ad hoc de résidents, campagnes thématiques, coalitions et réseaux sociaux, aux implications sensibles de leur activisme urbain sur les espaces – l’espace public de la Cité et les espaces concrets, physiques, habités par les citadins.
Les exemples sont puisés des mobilisations dans une capitale européenne – Sofia. Premièrement, car Sofia est une ville avec une longue tradition urbaine, ininterrompue pendant les siècles de domination étrangère, possédant une culture et histoire extrêmement riches, et deuxièmement car avec la réouverture de l’Europe vers les anciens pays communistes, les processus dans les grandes villes des deux côtés de l’ancien Rideau de fer tendent sinon à s’uniformiser au moins de devenir analogiques et par la – comparables. Quoique la confrontation des constats et des analyses avec d’autres exemples d’Europe puisse révéler des différences substantielles, de nature culturelle ou autre, l’hypothèse avancée ici est que les tendances sont pour une large part communes pour les grandes villes européennes. Par ailleurs, le cas bulgare demeure un cas particulier ; il ne peut se lire autrement que dans le contexte particulier de son propre histoire et culture, et dans la perspective des changements sociaux, politiques et culturels brusques, voire brutaux, survenus le dernier quart de siècle, qui ont laissé leur empreinte sur l’esthétisation des espaces publics.
Une esthétique centrée sur l’Homme
L’analyse va se focaliser sur un aspect particulier de cette nouvelle approche citoyenne à l’espace qui, à notre sens est cruciale, mais qui passe souvent inaperçue – à savoir que les actions des citoyens humanisent l’espace public à travers l’humanisation еt la ré-humanisation d’espaces urbains concrets, ou bien créent de nouveaux lieux – réels ou imaginaires, destinés à servir de topos alternatifs d’échange social et de communication inter personnelle. Elles incarnent une esthétique centrée sur l’Homme en tant que Personnalité, Sujet de son propre petite histoire, mais aussi contribuent à restituer le tissu social déchiré à la suite de l’aliénation et la frustration caractérisant la vie dans les métropoles.
Pour simplifier, on pourrait dire que cette esthétique humanisatrice révèle deux aspects importants qui devraient être analysés conjointement comme inter liés et interdépendants : elle est radicalement contestataire et en même temps – radicalement affirmative. Elle est contestataire par nature car incompatible avec la culture et l’esthétique officielle et institutionnalisée. Dans la même perspective, elle est créatrice et innovante car elle ne se contente pas de rejeter, de contester, de s’opposer, mais aspire aussi à bâtir, à construire, à ouvrir (ou bien à rouvrir) des espaces habités par des êtres humains. Dans ces deux aspects, elle a des implications socio-politiques significatives.
Je vais m’arrêter d’abord sur le côté contestataire, je passerai ensuite aux manifestations les plus spécifiques de cette approche humaine à l’espace. Enfin, je présenterai les traits essentiels de cette esthétique comme l’ébauche d’une nouvelle synthèse.
Esthétisation et pouvoir
L’esthétisation des espaces publics est souvent vue comme un des aspects de la volonté et la capacité réelle de domination sociale et politique, mais aussi psychologique, de l’espace par les détenteurs du pouvoir. Walter Benjamin, dans ses « Théories du fascisme allemand », décrivit l’esthétisation de la politique à laquelle fit recours le régime nazi afin de captiver l’imaginaire des citoyens (Benjamin, 1979 ; Hillah, 1979 ; Koepnik, 1999 ; Adorno et al, 2007). Les régimes totalitaires, en revanche, ont développé une « politisation de l’esthétique » (Simons, 2009), notamment des espaces publics, par laquelle ils exerçaient quotidiennement un impact idéologique visuel et sensible sur la conscience des gens et sur l’inconscient individuel et collectif.
Certains travaux plus récents, tels ceux de Henrik Kaare Nielson, insistent sur le processus de banalisation de l’esthétisation (mainstreamification of aestheticization) dans les sociétés capitalistes contemporaines - résultat de la compétition entre politiciens, médias et agents économiques pour attirer l’attention du public, considérée comme une ressource rare. Cette esthétisation serait stylisée, simplifiée et uniformisée à l’extrême, par opposition à la vie réelle, qui est traversée par des conflits sociaux et des confrontations de valeurs. La « banalisation de l’esthétisation » par le haut menace la culture démocratique, qui se construit dans le débat des points de vue. Bien que ce processus puisse servir aux citoyens d’outil d’émancipation, il les réduit beaucoup plus souvent à des citadins infantilisés, consommateurs de la « beauté publique » (Nielsen, 2008).
Malgré les différences qu’on pourrait établir parmi les exemples cités (régime politique, modèle de société et type de culture), ces trois avatars d’esthétisation officielle, révèlent le même déni de l’humain, un rejet de l’Homme (et de la Femme) dans ses dimensions naturelles, à savoir d’Êtres dotés de capacité de participer à la création leur espace de vie (public et privé) tout en gardant leur autonomie par rapport aux instances du pouvoir. Dans cette logique, l’esthétique véhiculée par les nouveaux mouvements en Bulgarie est contestataire, elle dévoile une double opposition qui est tant esthétique qu’éthique : d’abord elle traduit une opposition à l’esthétique héritée du totalitarisme, qui dans la logique de l’hologramme se caractérise (dans le grand mais aussi dans le petit) par gigantisme, centralisation, formalisation et uniformisation, assortis d’un attachement aux couleurs ternes (le rouge étant réservé au drapeau du parti communiste et les rubans des jeunes pionniers), et une laideur stérile, grise, réplique fidèle de la stérilisation idéologique de l’espace physique et mental et de la stérilité bureaucratique, incolore et inodore du « socialisme réel ». L’architecture des espaces publics reflète cette manie presque obsessionnelle pour le Gros, le Gigantesque et le Gris qui, combinée avec l’absence de spontanéité, produit un sentiment écrasant de frustration et d’apathie. Cette esthétique de la Peur, de la Hiérarchie, de l’Artificiel, et du Grand, est rejeté par les nouveaux citoyens au profit du Petit, du Modeste, de l’Horizontal, de l’Authentique (photos 1 et 2). Qui plus est, la nouvelle «petite» esthétique urbaine véhicule un estime de soi, un esprit émancipateur, un réexamen de conditions et représentations perçues comme sûres, inchangeables, voire éternelles.
Ainsiparexemple,malgrélesinterprétationstrèscontroversées,allantdevandalismeartistiqueauvandalismehistorique,quiontsuivieslatransformationvisuelledumonumentdel’ArméesoviétiqueaucentredeSofiaen20111,l’onnepeutpasnierledésir(teintédesarcasmeetdeprovocationsurréaliste)desartistesanonymesàrendreplusvivante« lascènehistorique » :cellequimarqualasoumissionhonteusedelaBulgarie,reléguéeaprèslaguerreàresterdanslapériphérie – périphériedel’Europe,périphériedel’empiresoviétique,périphériedesoi-même,desapropreculture,histoireettraditionsvives.Entreautre,cetactede« vandalismeesthétique »pourraitêtreinterprétécommeactepublicd’émancipationdestutelles – politiques,idéologiques,culturelles,esthétiques,importées« dedehors »etimplantéesavecforceerrépression,aunomdeslendemainsquichantent(leitmotivdelaTransitionverslecommunisme),ouaunomdel’ambitiondedevenir« commelesautrespayscivilisés »(leitmotivdelaTransitionpost-communisteverslecapitalisme).
Carcetteapprochecitoyenneàl’espacecontesteégalement« l’esthétiquedelaTransition »quiaprès1989s’estsubstituéeauxformestotalitairessanspourautantlesrejeter – celleintroduiteetdiffuséeparlesnouveauxriches,éblouisparuneignorancemorale(etesthétique)pathologique,àlarecherchedeleurs«titresdenoblesse».Ellefutérigéeennormeesthétique,maisaussiéthiquedurantlapremièredécenniedelapériodepost-communiste.Éclectiqueethétéroclite,« libéralisée »etapparemmentopposéeàlaprécédente,ellefaitpreuveducourantd’enthousiasmegénéralquiaccompagnalachutedurégimetotalitaire,etdudésirpartagéalorspartoutlemondederendrelesespacespublicsetprivésplusbigarrés,plusvifs,moinsgris.Maiscetteesthétiqueesttoujoursdominéeparungigantismedémesuré,accompagnéd’ungoûtdéviant,d’uneprédilectionpresquemonstrueusepourleglamour,ladécorationetledétail,etlaprétentionagressiveduparvenudes’affirmerenpublicavecdesdémonstrationsoutrancièresdeluxe.Denombreuxexemplesarchitecturaux(châteauxfortsprivés,toursféodales,résidencessomptueuses,clubsdenuitsenformedepyramideségyptiennesouencoredeprisons,assortisdesphinx,casinosbabyloniens,chapellesprivées ;imitationsperversesdegrandesœuvresd’art – patchworkdеstylesdéchirésformantdescocktailsvisuelsinouïs)decetteesthétique« tape-à-l’œil »,typiquespourlesquartiersdesrichesdanslesgrandesvilles(maisaussipourlesghettourbains)etsurlelittoraldelaMerNoire,témoignentdelatransformationdesespacespublicsàlasuitedel’«ultralibéralisation»esthétiquedesgoûtsetdesmentalités(photo3et4).Cetteesthétiquedukitsch,visualisantune« nouvelleculture »,vulgaireettapageuse,avilissantlesvuescommelesmœurs,lesgensetlesespaces(Multiblog,2013)2attesteaussidu« retraitdel’État »,delarégulationetdulongterme,etletriomphedu«chaosdérégulé»quimarqualepassageversunetransitionsansfincarsansprincipesetsansvaleurs.
En effet, les partenariats publics-privés qui ont consacré l’usage de cette esthétique, ont conduit à la réalisation de projets de bâtiments publics possédant les mêmes « qualités esthétiques », centres commerciaux gigantesques en béton et vitre, en voisinage avec de vieilles maisons coquettes et de bâtiments pittoresques, à haute valeur historique et culturelle, ou bien des reliques sentimentales urbaines, lieux de mémoire pour les résidents. Ces dernières années, on observe un glissement de ce style, surnommé moutra-barock et jugé déjà dépassé (et obsolète) par les successeurs de la première génération de nouveaux riches, vers un style « post » traduisant la volonté de la génération suivante de sortir de « l’orientalisme » propre à ses aînés et de « s’européaniser » à sa manière. En témoignent par exemple, des boutiques de vêtements de luxe au centre-ville, comme la boutique bâtie et aménagée en sarcophage rue Axakov. Ce type d’esthétique, entre autre, consacre l’entrée triomphale de la société de consommation en Bulgarie, et matérialise les rêves consuméristes des générations socialisées pendant le totalitarisme.
L’intronisationdecettenouvelleesthétiquearchitecturaleetd’aménagementdesespaces,aprovoquéledéchirementphysiquedutissuurbainvif,laparcellisationdelieuxpublics,jouantlerôlede« façadesdelaville »,etliéesàunvécuurbainaccumulépendantdessiècles.Ainsi,parexemple,lesvieuxcinémasdeSofia,ontététransformésenl’espacedequelquesannées,encentrescommerciaux,boutiquesdevêtementssecondhand,casinosetbureaudechange,oubien,àcausedesrestitutionschaotiques,nesontpasutilisésetentretenusetcourentlerisquedes’écrouler(BlogStara-Sofia,2010)3.
Dans ce contexte, il n’est pas étrange que les mobilisations émergent presque toujours en réaction à la destruction de « beautés publiques urbaines », perçues par les sofiotes (les habitants-citoyens) comme faisant partie de leur identité de citadins et d’individus.
Contestation et déshumanisation des espaces : les nouvelles oppositions
La double opposition véhiculée par les nouvelles mobilisations urbaines à l’esthétique totalitaire et à l’esthétique de la Transition, a une cible commune : le caractère déshumanisant de ces deux types de « beauté », la beauté totalitaire, style Godzila, ou les êtres humains n’existent qu’en tant que figures physiques d’une masse où le Nombre domine le Nom ; et la beauté ultra-libérale, style « bordel de luxe » dont le but principal est de faire une démonstration en public d’une puissance matérielle et musclée, et où l’Être humain dans ces dimensions individuelles, n’est qu’un appendice insignifiant du palais ou de la Mercedes de son propriétaire. Dans les deux cas, les espaces publics sont déformés et déshumanisés : dominés par l’esthétique de la totalité écrasante dans le premier cas ; parcellés, fragmentés, déformés et dégradés, quand ils ne sont bel et bien effacés comme espaces publics, dans le second.
Tableau n° 1 : Les nouvelles oppositions
Le petit est beau |
Le gigantesque est laid |
Esthétique de la liberté |
Esthétique de la répression et de la peur |
Esthétique de la créativité |
Esthétique du conformisme |
Esthétique de l’engagement |
Esthétique de la passivité |
Esthétique du beau |
Esthétique du kitsch |
Esthétique de la qualité |
Esthétique de la quantité |
Esthétique du vivant |
Esthétique du mort |
Le beau est petit
Les initiatives des mobilisations citoyennes reposent sur une logique esthétique opposée : Premièrement, elles valorisent le petit, le concret, l’insignifiant, le modeste en faisant réintroduire par des gestes et actes quotidiens dans les espaces publics (la rue, le boulevard, place, le carrefour, le parc, le jardin public, les monuments du passé, les façades des bâtiments publics ou privés ou les espaces entre les immeubles) le principe « le petit est beau, le beau est petit ». Dans la même logique ils font exhiber le corps, la voix, le regard, les visages de gens concrets : graffiti avec des portraits et scènes de vie de gens réels sur les façades des immeubles, les poubelles et les transformateurs dans les rues (photo 5), peintures murales sur les enceintes des écoles et dans les passages souterrains (photo 6), des coins de nature vive ou des objets concrets – petits mais valant autant que les grands : les espaces entre les bâtiments dans les quartiers, un arbre fruitier ici, un arbre séculaire là, une statue ou une tombe – symboles d’un passé (et un présent) vivant. Pour résumer – ils valorisent les dimensions humaines, et contribuent à rendre les espaces habités, plus vivants et plus « vivables ». La manie presque obsessionnelle d’authenticité et d’autonomie manifestée par nombre de citoyens actifs, est liée à cette même volonté de garder une qualité proprement humaine, une identité, une dignité, une intégrité.
L´humanisation de l’espace, au sens symbolique et politique, et des espaces, au sens géoculturel, se concrétise par des démonstrations, actes individuels artistiques ou encore spectacles urbains à ciel ouvert, où la personne humaine, l’histoire personnelle, le regard individuel, se concrétisent eux aussi. Ils créent de véritables « histoires urbaines », événements qui font date et qui marquent les endroits où ils ont eu lieu avec leur énergie et leur atmosphère : Ainsi, les spectacles de rue organisés par les citoyens de Sofia en 2012 pour la défense de l’accès public à la montagne Vitocha, font déjà partie du folklore urbain des sofiotes.
Une humanisation personnifiée de l’espace
Un aspect significatif de cette humanisation est sa focalisation sur la personnalité : Les participants dans les démonstrations publiques insistent sur l’expression d’une présence authentique, opposées tant au formalisme et à la dé-personnification caractérisant l´esthétique totalitaire (selon la formule largement répandue pendant le communisme « La personne ne fait pas sens »), qu’à l’uniformisation produite par le mainstream esthétique contemporain qui est devenu le label de « l’esthétique marchande » de la Transition. Cette esthétique de la responsabilité et de l’exhibition est donc une esthétique moralisante au centre de laquelle se retrouve l’Homme comme personnalité distincte, réelle et authentique, et comme symbole d’une réappropriation de l’espace par le vrai jusque dans ses dimensions corporelles. Aussi, pourrait-elle être interprétée aussi comme négation de l’esthétique du silicone et du culte pour le corps (le look) artificiel, institutionnalisé dans les mœurs publics, promue non seulement par les « nouvelles stars » de la musique tchalga (réplique musicale du moutra-barok) mais aussi par des personnalités publiques telles députés, ministres et gros investisseurs via les médias publics et privés (photo 7 et 8, photo d’une star tchalga, opposée à une fille qui proteste dans la rue).
Un exemple éclairant : durant les campagnes citoyennes de défense de la nature, les jeunes sofiotes souvent personnifient visuellement leurs revendications de responsabilisation du pouvoir en s’exhibant « corps et âme » en public. « Je suis l’esprit de l’arbre mort », affirme l’inscription sur le corps d’une jeune protestataire, environnementaliste, toute vêtue de blanc. Le recours fréquent à la première personne (« Je » comme Мoi autonome et « Nous » comme multiple Moi autonomes et solidaires) atteste non seulement de la montée en puissance d’un nouveau individualisme autonomiste et altruiste à la fois ; il exprime aussi la volonté de citadins de s’affirmer comme citoyens, acteurs de leur propre vie (photo 9).
Rendre les endroits publics aux citoyens, habitants de la Cité еt détenteurs du pouvoir
Les mobilisations citoyennes en milieu urbain, interviennent en tant qu’actrices dans les processus de transformation de l’Espace public au sens d’agora urbain. Les espaces ouverts, la place, la rue, le boulevard, le pont, le carrefour, le parc, étant des lieux privilégiés de leur action, elles créent des territoires de rencontres, de prise de parole en public, et d’exposition au public et devant des publics différents. Elles se réapproprient également des espaces privatisés, fermés ou illégitimement « volés » aux citoyens, et consacrent de nouveaux usages esthétiques de ceux-ci. De cette façon, elles pallient à l’absence de lieux, au sens spatial-physique et au sens virtuel du terme, destinés à communiquer et à y délibérer sur les choses communes. S’y ajoute le désir de rencontrer des amis, mais de les rencontrer en public. Dans ce cas l’ami devient citoyen et le citoyen ami. « Tous vos amis sont ici », proclame une affiche lors de l’occupation citoyenne de Orlov most (Pont des Aigles) à Sofia en juin 2012. En effet, c’est une publicité populaire d’un opérateur mobile, mais reprise par les citoyens et sortie du contexte « marchand », elle acquiert des dimensions citoyennes non habituelles.
Autreexempleintéressantdecetteréappropriationhumanisatricedesespacesestlatransformationfréquentedesboulevardsetdesruesenzonespiétonnes.AucoursdesdémonstrationscitoyennesàSofiaen2012pourlasauvegardedelamontagneVitocha4,lepersonnagedupiétonareconquisunespacepublicenvahihabituellementparlesautomobiles.Aucoursdessemainesdeblocagesetprotestations,lesgenssecroisaient,separlaient,échangeaientlibrementàpieddansdeslieuxpublics,ruesetboulevards,privéspendantlongtempsd’uneauthentiqueprésencehumaine.Onpeutdire,pourreprendrelaformuled’EdgarMorin,qu’enl’espacedequelquesjours,lecitoyeneuropéen,lesofiote,estredevenuuneespècemarcheuse(Morin,2008:p.267),uneespèceperfectible,encoursdeconstruction,etpourquirienn’estjoué.Lebuts’estconfonduaveclechemin.
En effet, sur les espaces réappropriés, c’est est un individu-citoyen qui s’affirme, qui, comme le souligne Alain Touraine, tend par l’action à restituer (ou à reconstruire), quotidiennement, dans le grand et dans le petit, la cohérence de sa vie :
Ce que chacun de nous cherche, au milieu des événements où il est plongé, c’est à construire sa vie individuelle, avec sa différence par rapport à tous les autres et sa capacité de donner un sens général à chaque événement particulier. […] Elle ne peut être que la quête du droit d’être l’auteur, le sujet de sa propre existence et de sa propre capacité à résister à tout ce qui nous en prive – et rend toute notre vie incohérente (Touraine, 2005, p. 173).
Humanisation, émancipation et altérité : Affranchir les hommes, libérer les espaces
Au cours de la campagne pour la défense du parc naturel Strandja, en 2007, des jeunes citoyens ont manifesté dans les rues, les bouches bandées d’adhésif noir (pour protester contre les atteintes de faire étouffer la liberté d’expression) ou déguisés en « fous naturels », et ont défilé pour défendre le droit d’existence de la diversité et de l’altérité : la diversité naturelle (les espèces en voie d’extinction) et l’altérité d’une minorité active, indignée de la dégradation morale (et physique) de la classe politique, la privatisation et la destruction de richesses publiques par une minorité corrompue. Les messages publics, réclamant ironiquement le droit des ‘fous naturels’ de se doter d’un endroit spécial afin d’y être protégés par la loi et d’y mener une vie décente conformément à leur statut minoritaire, en disent long de la volonté des gens de défendre une altérité difficilement acquise – celle d’être citoyen rebelle, non-conformiste (photo).
La défense de cette altérité (le droit de penser et d’agir contre le meanstream, de s’opposer sans se faire sanctionner, de connaître et de savoir faire valoir ses droits et ses valeurs, de participer dans le processus politique) est un aspect important des revendications d’émancipation d’un nombre non négligeable de gens compétents, éduqués et actifs, conscients de leurs capacités et de leurs droits mais qui sont tenus loin des processus décisionnels. Dans cette logique, la transformation de l’espace, même si ceci ne se réalise que pour une période assez courte, est vue comme un acte d’affranchissement simultané (de l’homme et de l’espace) des contraintes officielles, administratives, idéologiques qui lui sont assignées. Ces rares moments de liberté qui font les citoyens sortir pour instant de la frustration quotidienne, et de l’aliénation grandissante, sont vécus, partagés dans et avec les espaces, comme épisodes d’un processus d’affranchissement par l’action en public où même des actes les plus anodins peuvent devenir des actes politiques.
Humanisation des espaces et défense de la « beauté publique »
La défense de la beauté, créée par la nature mais aussi celle inventée par l’Homme et héritée des générations précédentes, est encore un aspect important de cette approche humanisatrice des espaces. Elle est devenue un des leitmotivs des mouvements citoyens de protection de la nature et de l’environnement urbain qui ont émergés durant la première décennie du nouveau millénaire, surtout à Sofia et quelques autres grandes villes de Bulgarie, et se sont affirmés comme des acteurs socio-politiques de poids (Krastanova, 2009; Krastanova, 2012). Le journaliste Yassen Borislavov a résumé d’une manière assez précise cette dimension significative du nouvel activisme urbain, dans un article intitulé « Révolte contre la laideur » (2009). Ainsi, le mouvement de jeunes citoyens Sauvons Irakl (Да спасим Иракли) qui a réussi à sauvegarder un des rares endroits naturels sur le littoral de la Mer Noire ayant échappé à la destruction et le kitsch, fait accompagner pendant huit ans la pression sur les autorités avec des campagnes artistiques sur place (la plage) et en ville qui insistent sur l’utilité publique de défendre la Beauté naturelle. Un des messages-clés de ce type de mobilisations est la restauration de l’harmonie entre l’Homme et la Nature : la Nature est ré-humanisée par la présence humaine ; l’Homme s’y réintègre pour échapper à sa propre dénaturation (photo Irakli).
Maislarévoltecontrelemocheneseréduitpasuniquementàladéfensedelabeauténaturelle,architecturaleouautre.SonAlterEgoestlerejetdelalaideurhumaine,dégradationmoraleetlaideurphysique,quiaenvahilaviesocialeetpolitiqueettriomphedanslesespacespublics.Decettefaçon,lesprotestationsdecitoyensbulgarescontrelenouveaugouvernementcetteannéeontétéinterprétéesàjustetitrenonseulementcommeprotestationspolitiquesmaisaussimoralesetesthétiques.Lesgenssontsortisdanslesruespourcontesterunsystèmepolitiqueetuneclassepolitiqueenpanned’honnêtetéetdesensmoral.Or,lemanquedemoraldesgensaupouvoiretlesabusdelaploutocratieenplacesontaccusésaussicommedesphénomènesdé-esthétisantsetdéshumanisants.Lavaguedeprotestationsdéclenchéeparladésignationd’unreprésentantdel’oligarchiepourchefduServicedeSécuritéd’Étataétéprovoquénonseulementparl’arroganceducandidatetsonappartenanceauclubdes« vieillesgueules ».L’aspectphysiqueetlescaractéristiquescomportementalesducandidatontétéaussidécisifsquesesrelationssupposéesaveclamafiapourpousserlesgensàl’action.Unsloganaccompagnantlaphotodesnouveauxélusrésumed’unemanièreéloquentel’indignationcontrelalaideurquidéshumanisepoliticienscommePolitique :« Qu’onélisedesgensquisoientaumoinsdesHumains5»(Dnevnik.bg, 2013; Vesti.bg, 2013).
Les nouveaux mouvements comme transformateurs des espaces
Pourrésumer,lesnouveauxmouvementsurbainssefontsouventlesacteursdetransformationdesespacespardesactescréateursethumanisants.Danscettetransformation,troisaspectsméritentattention.Premièrement,latransformationsefaitdanslesensderéappropriationparlescitoyensd’espacesouendroitsconsacréscommepublicssoitparlaloi,soitparl’usage.Deuxièmement,cestransformationsvisentàaffirmer,àdéfendre,àcréeretàsauvegarderl’identitédel´espace– parc,jardin,église,façade,monument – quiestconsidéréecommepartieintégrantedel’identitédelapersonnedéfendantl’espace,desonvécu,desonpassé.Troisièmement,danscescirconstances,l’espacecessed´êtrecadreetdevientluiaussiacteurprivilégié,avecsonrôleetsonrépertoire.Denombreuxexemplesentémoignent :l’ÉgliserusseàSofiaetl’hôtelBulgaria,monuments-cultepourquelquesgénérationsdesofiotesetlieuxdemémoireayantaccumulépendantplusd’unsiècleuneénormeénergieurbaine,sontdevenusdesacteurs(acteurssymboliquesetacteursréels)danslacampagnededéfensedel’héritagehistoriqueetcultureldelavilleSpassenie2000(Спасение2000)6.ÀlasuitedecettecampagneleConseilmunicipaldelavillearenoncéàsonidéedepermettreàunesociétéoffshoreàconstruireuncentrecommercialjusteenfacedel’église(Vesti,2013).LamontagneVitocha,jumellenaturelledelaville,symboled’unesymbioseséculaireentreNatureetCultureetespacepublicparexcellencepourleshabitantsdeSofia,joualerôled’AlterEgodescombatscitoyensen2012quiempêchèrentladécisiondugouvernementd’amenderdelaLoidesforêtsafindesatisfairelesintérêtsprivésde« cercles-amis »liésaupouvoiretdetransformerlevisagedelamontagne.
Enfin, ces transformations rendent souvent problématiques la séparation entre public et privé : certaines librairies à Sofia, ouvrent des espaces pour des événements publics (clubs de lecture et de débats littéraires et artistiques), mais aussi pour des célébrations de fêtes privées ; des espaces entre les immeubles sont « re-privatisés » par les résidents qui les aménagent avec de petits jardins ou bien font bâtir des bistrots en plein air improvisés, accessibles à tous les habitants de la rue et du quartier.
En effet, les actes des citoyens dans et sur les espaces se partagent trois fonctions : symbolique, artistique-expressive et politique, toutes les trois participant à ré-humaniser les usages habituels des endroits.
En premier lieu, les actions des citoyens visant à rendre publiques leurs causes ont lieu dans des endroits choisis symboliquement. Le symbolisme est accusé par une théâtralisation voulue de l’espace et par la mise en contact sensible, physique des personnages qui y participent. Ainsi, durant la campagne pour la défense de la plage Irakli, les citoyens ont choisi comme lieu de leur événement à ciel ouvert la place devant le théâtre national à Sofia (lieu de mémoire, mais aussi lieu de beauté) et comme date la fête des amoureux (14 février) afin de mettre en place un véritable spectacle d’amour en public, dans lequel tous les passants étaient invités à prendre part, et que les jeunes avaient prénommé « le plus long baiser dans toute l’histoire de la fête de la Saint Valentin » (Daspasimirakli.org, 2013). La beauté de l’endroit public défendu (la plage), éloignée et non visible, était « représentée » métaphoriquement sur place par la beauté d’un endroit réel de la ville. Elle était associée avec la beauté des jeunes amoureux et la beauté universelle de leur message public : « faites l’amour, ne détruisez pas ! ». Parallèlement, l’espace se transforme en médiateur, en média public, en canal ouvert de communication avec autrui. De cette manière, l’espace lui-même acquiert des dimensions associatives, mais aussi affectives, amoureuses.
Ensuite, la transformation artistique des espaces publics : les graffitis sur les façades des bâtiments délabrés dans les rues centrales de Sofia ou encore dans les passages souterrains, les défilés artistiques et les spectacles théâtraux, visent non seulement à embellir les endroits. Ils contribuent aussi à rendre public un point de vue particulier, à exprimer en public un geste de créativité, à faire exhiber devant tout le monde une personnalité tout en lui permettant de garder son anonymat (photo graffiti). Les graffiti et les peintures murales présentent des personnages concrets mais aussi typiques (l’ agent de police, la fille triste qui se fait colorer les yeux) (Photo) faisant souvent preuve d’humour et de criticisme social et politique, jouent avec ironie avec les émotions des passants, et sont parfois volontairement provocateurs. Les protestations de rue à Sofia cette année contre le système oligarchique ont ouvert des espaces qui permettent à visualiser non seulement l’indignation de citoyens frustrés mais aussi la volonté individuelle et collective de s’auto-affirmer en public comme individus libres, maîtres autonomes de leur vie.
Ainsi, le geste du citoyen-artiste (amateur ou professionnel), qui souhaite faire ses preuves en public n’est jamais séparé du geste du citoyen, résident, désireux de rendre son espace de vie plus joli et plus vivable. Les tentatives d’amélioration des espaces entre les immeubles dans les quartiers centraux mais aussi en banlieue (pour la plupart initiés par les résidents et fruit d’efforts bénévoles), témoignent aussi d’un désir de rendre plus humain le cadre de vie par de petites contributions anonymes. Bien que les résultats soient parfois controversés de point de vue esthétique, la volonté d’un nombre grandissant de gens de participer en acteurs-artistes dans leur vie quotidienne est visible. En effet, l’on peut dire que les citoyens participent à la création de nouvelles petites utopies : les endroits publics qu’ils bâtissent sont parfois physiquement éphémères ; ce qui persiste c’est qu’ils laissent des traces dans un imaginaire individuel et collectif, et lancent des idées susceptibles de servir de points de repère pour de nouvelles expérimentations à l’avenir.
Enfin, ce type d’activisme urbain vise à rendre aux détenteurs du pouvoir, les citoyens, ce qui leur est dû ; il contribue à la démocratisation et la re-politisation par en bas des espaces publics, à travers des activités telles protestations, défilés, blocages de rues et de carrefours, sit-in, collecte de signatures, mais aussi carnavals, spectacles, expositions ou concerts improvisés à ciel ouvert. Ce recours rituel à l’espace public comme espace commun, comme sphère de délibération et de prise de décision, mais aussi de revendication, de proclamation et de réaffirmation de droits (humains, civiques) qui à tout moment risquent d’être bafoués, donne lieu à des actes de désobéissance civile, au cours desquels les gens occupent et transforment les espaces non seulement pour protester contre une oligarchie qui interprète la Loi à sa guise, mais aussi à défendre en public une dignité humaine et une dignité citoyenne difficilement acquise et toujours menacée.
Ainsi,enaoût2007,dejeunescitoyensréunisdanslacoalitionFortheNature(2013)ontbloquéunedesruesducentre-villeetyontfaitconstruireunemaquettesymboliqued’unvillagedevacancesillégal7.Aprèsavoirfaitappelauxagentsdepolice,sanssuccès,pourdémolir« lesbâtiments »,ilslesontdétruitsavecleurpropresmains,encriantL’Etatc’estnous.Sixansaprès,lorsdesplusgrandesprotestationssocialesetpolitiquesenBulgariedepuisledébutdeschangements(1989-1990),unpianisteafaitsortirsoninstrumentdemusiqueenpleinair,enfacedel’Assembléenationale,etadonnédesconcertsgratuitschaquejour.C’estsamanièred’exprimerouvertementunepositionpolitiqueetdedémontrerparlagratuitédel’acteetlagénérositédugestesesprincipes,etceàquoiils’oppose,lafermeturedesendroitsdeprisededécision,lamarchandisationdeslieuxpublics,labureaucratisationdelaviepubliqueetprivéequichassetoutemanifestationdespontanéité,d’imagination,degratuité.
Cette division fonctionnelle est, bien entendu, trop simpliste. En effet, les manifestations des nouveaux acteurs urbains concilient ces trois aspects, ce qui fait souvent produire de véritables fêtes, parlements urbains, endroits concrets et symboliques de délibération, d’échange d’idées mais aussi de jubilation publique, citoyenne, politique et artistique. Dans cette perspective, lorsque l’humain envahit les espaces, il détruit les frontières établies depuis des lustres dans l’imaginaire collectif : Public contre Privé, Individuel contre Collectif, Âme contre Corps, Nature contre Culture, Beauté contre Utilité, Art contre Politique. Les espaces cessent d’être des objets à destination précise et à usage déterminé par la tradition, l’idéologie ou les institutions. Ils deviennent (ne serait-ce que pour un laps de temps éphémère mais réel), transformés par l’imagination des citoyens, des tableaux vivants, des acteurs-transformateurs de conduites établies et de représentations profondément ancrées. L’espace sort de son chronotopos habituel, fermé, rigide est devient processus. De cette façon, la grande histoire, l’histoire officielle, s’insère dans les espaces à travers les « petites histoires » de gens concrets, qui laissent sur les murs et le pavé de la ville l’empreinte de leurs émotions, de leur vécu et de leurs utopies urbaines.
Nouveaux mouvements urbains et nouvelles synthèses
Je voudrais terminer mon article par une hypothèse : Il paraît que les mouvements urbains de la dernière décennie annoncent de nouvelles synthèses qui se reflètent jusqu’à dans la perception de l’espace et l’action sur l’espace public. Ces synthèses opèrent d’une manière paradoxale sur des oppositions binaires qui sont en effet plus fondées sur la complémentarité que sur l’antagonisme, et dont les manifestations esthétiques sont marquées par une volonté de réintroduire l’humain dans la Cité. En voilà quelques-unes : Modestie plus Ambition ; Anonymat plus Exhibition ; Théorie plus Pratique ; Vie publique plus Vie privée ; Individualisme plus Altruisme ; Esthétique plus Éthique.
Et pour faire honneur aux surréalistes, prédécesseurs de cette nouvelle approche d’humanisation radicale du monde et de la vie : Art et Poésie plus Politique.
Ces nouvelles ébauches de synthèse révèlent-elles des caractéristiques fondamentales de nos contemporains qui, tiraillés entre Narcisse et Prométhée, pour citer Gilles Lipovetsky (2004), tendent à réconcilier les fragments de leur personnalité et de leur vie, à assouvir un désir d’intégrité dans un quotidien dominé par la dispersion et l’aliénation ? Où bien ne désigneraient-elles que les aspirations d’un petit nombre de gens frustrés, éduqués et indignés, artistes et rebelles, décombres d’une classe moyenne en pleine décomposition ? Serait-ce l’œuvre d’une minorité active de citoyens, minorité esthétique et minorité morale ? Et pourtant, si minoritaire qu’elle ait toujours été et qu’elle soit, ne contribuerait-elle pas, comme toujours, selon les propos de l’anthropologue Margareth Mead, à produire des changements significatifs pour tout le monde et pour tout un chacun ?
Nous avons affirmé que l’esthétique véhiculée par cette nouvelle synthèse est humaine et humanisatrice, mais cela ne veut pas dire qu’elle soit obligatoirement jolie. Ce qui est incontestable, c’est qu’elle s’oppose à une esthétisation dépolitisée, technocrate, aliénante, superficielle et artificielle, véhiculée par une élite globale déshumanisée. Comme l’écrivait récemment Noam Chomsky à propos des dernières mobilisations d’occupation aux États-Unis, ces formes d’expression citoyenne ne sont parfois ni belles, ni bonnes, mais elles ont pour le moins le mérite d’être vraies, authentiques, vivantes (1.11.2011).
C’est à notre avis, une autre façon de dire qu’elle sont humanisantes et qu’elle réhabilitent les endroits concrets et la sphère publique en tant qu’espaces créés et habités par des Êtres humains, tout en sortant l’Espace de son statut d’objet immobile, de construction idéologique, de lieu mort, et en lui restituant ses dimensions de Vie qui coule, de processus, d’acteur du changement perpétuel qui fait bouger le genre humain.
Radosveta Krastanova

Gilles Rouet
Sous la direction de Gilles Rouet
Local et Global
ACTUALITÉ SOCIALE ET POLITIQUE ARTS, ESTHÉTIQUE, VIE CULTURELLE AMÉRIQUE LATINE EUROPE Bulgarie Chili ItalieSlovaquie
Les manifestations citoyennes dans l’espace public, organisées parfois spontanément ou bien utilisant les réseaux sociaux, s’accompagnent souvent d’une démarche esthétique dans les rues ou les places, devenues le cadre de réalisations picturales, théâtrales, etc. Cet ouvrage analyse cette tendance récente à partir d’exemples italien, chilien, slovaque et surtout bulgare. Bulgare, car des manifestations quotidiennes ont eu lieu sans interruption pendant plus de 160 jours à partir de juin 2013.
ISBN : 978-2-343-02380-9 • janvier 2014 • 220 pages
Prix éditeur : 21,5 € 20,43 € / 134 FF
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1. Lesfiguresdessoldatssoviétiquesavaientététransforméesenpersonnagesdebandesdessinées(Batman,Spiderman,Joker,SantaClaus),assortisd’inscriptionshumoristiquesannonçantlavenued’unnouveauBigBrother(lesÉtats-Unis)quiaremplacélevieux(URSS) – SantaClaus,parexemple,portaitunemitraillettesoviétique.CettetransformationludiquedumonumentquiafaitscandaleàlaMunicipalitéetafaitcoulerbeaucoupd’encredanslapresse,acontribuéeneffetàrendrel’espaceetlemonumentencoreplusattrayantspourlelargepublic:L’événementaprovoquéunevagued’intérêt« touristique »(lessofiotesetlestouristesprenaientdesphotosdevantlemonument),etadéclenchétouteuneindustrieartistique(piècedethéâtreaveclespersonnagesdumonumentsencostumespeintsetvisagescolorés;t-shirtsstylisés,etc.).Deplus,lePartisocialisteàSofia,danssondésirdetirerlesdividendespolitiquesdecetteaffaire(montreràsesadhérentsqu’ilestdéjàsortidelaphasescléroséede« partidespersonnesduquatrièmeâge »etattirerdesélecteursplusjeunes),adécidéd’ouvrirsacampagneélectoraleen2011en« restituant »lascènedevantleMonument.LeprésidentdelaFondation« LeshérosdeBulgarie »etmembredel’AssociationdesamisdelaRussie(!!!)aqualifiél’actede« crimeetfolie’ »,pendantquecettetransformationoccupelasecondeplacedansleclassementdesmeilleursœuvresde« vandalismeartistique »dusiteCraced.com.
2. Letermefaitréférenceauxmoutra« moutri »(мутри)désignantenbulgarelesreprésentantsdesstructurescriminellesenBulgarie,issusdumilieudesex-sportifsetgardesdecorpsquiontenvahilascènepubliquedesannées1990etquiréalisaientleurbusiness(leur« centred’’intérêt »étaientlesassurancesnotamment)enpratiquantsystématiquementleblanchimentd’argentpublicviaprostitution,traficdedrogueetfrauded’alcool,chantage,racket,falsificationd’argentet« privatisationrampante »aveclabénédictiondupouvoir,etjouissantd’unstatutd’intouchableparrapportausystèmejudiciaire.Parextension,lemotestdevenulesynonymed’unepersonnevulgaireetarrogante(ycomprispourunepersonnalitépolitique)moralementetphysiquementlaid,quiagitsansscrupulesetquisecomporteenpublicsansseconformerauxnormesetlois.
3. Sofia,quicomptait1milliond’habitantsendébutdesannées1990,possédaitaumoins30sallesdecinémasaucentre-villeetunevingtainedesallesdanslesarrondissements.Endébutdeladécennie2010,lenombreofficield’habitantsestpasséàplusde2millionsmaislenombredescinémasaétéréduitàunedizaine,dontlaplupartsetrouventdanslesnouvellesgaleriescommerçantes,connuesenBulgariesousl’appellationaméricainemalls.
4. Sitedelacampagnehttp://forthenature.org/news/2250,http://forthenature.org/news/2440.
5http://www.dnevnik.bg/bigpicture/2013/09/03/2126418_kadri_ot_drugiia_jivot_na_protestirashti/; http://www.vesti.bg/tehnologii/kompyutri-i-djadji/evroniuz-danswithme-bylgariia-i-protestite-5865751.
6. CettecampagneurbainenepossèdepasdepageInternet;desinformationsdesesactivitésetperformancessetrouventéparpilléesdansdesarticlesdepresse,danslesréseauxvirtuelsetlesblogspersonnelsdesparticipants.
7. Cetévénementabienentendusonhistoire :lamanifestationludiqueàSofiaaétéprovoquéparlesconstructionsillégalesdevillagesdevacancesdansleparcnaturelStrandja,auborddelaMerNoire(lasociétéinvestisseurportaitlenomévocateurCrash2000)etparunedécisiondelaCouradministrativesuprêmedéclarantlanullitédustatutduparc,cequiautorisaientlesmunicipalitésetlesinvestisseursàdétruirelabeauténaturelleetpaysagèreuniquedecetendroitetà« embellir »légalementlacôteenfaisantconstruiredescomplexeshideux.Voirhttp://daspasimirakli.org/index.php?Itemid=17&id=55&option=com_content&task=view&lang=en